Genève surélève ses immeubles

Les réactions sont contrastées

Par Laurence Bézaguet, Christian Bernet le 17.05.2010 à 00:00

Le rehaussement de bâtiments est autorisé pour combattre la pénurie de logements qui sévit à Genève. Cette solution est parfois contestée, car elle prive notamment de luminosité certaines rues. Une cartographie désigne les bâtiments surélevables. Le potentiel de logements est estimé à 5000.

«Ça va dénaturer l’image des Délices qui ont tant de charme. Il faut bien sûr loger des gens, mais à quel prix?» s’interroge Audrey Nativel. Cette enseignante n’est pas la seule à observer, perplexe, la surélévation en cours de la maison arrondie, signée Pierre Braillard, qui surplombe Saint-Jean. Deux étages supplémentaires vont donner naissance à onze appartements, au 2, 4A et 4B, rue des Délices. «Conçus avec une charpente de bois, les attiques du 9e étage seront magnifiques», avance un ouvrier de l’entreprise Maulini, qui s’active sur le chantier depuis l’automne. Le gros œuvre devrait s’achever à la fin du mois de juin.

«Vue à couper le souffle»

«La dernière dalle de béton vient d’être posée, nous allons nous attaquer aux transformations des trois ascenseurs», explique Paul Couderc. Le technicien ne cache pas que «ce bâtiment arrondi complique les travaux au niveau des contraintes statiques. Et le chantier est d’autant plus délicat que les immeubles sont habités.»

«Les nouveaux logements vont être chers, j’espère que ça ne va pas faire monter le prix des anciens», s’inquiète une locataire qui apprécie en revanche la nouvelle esthétique des lieux. «L’édifice bénéficie d’un beau dégagement. Les duplex auront une vue à couper le souffle… et des prix contrôlés», promet l’architecte Ugo Brunoni (lire ci-dessous). Revers de la médaille, les habitants vivant dans les étages supérieurs d’en face s’apprêtent, eux, à perdre tout le bénéfice des hauteurs… «Finie, la carte postale quotidienne avec plongée sur la cathédrale et le Jet d’eau!» résume une connaissance d’un ex-privilégié. Et que dire des terrasses d’en bas où le soleil se fait déjà rare?

«Je ne suis pas sûre que les surélévations vont résoudre la crise immobilière. Ce que je sais en revanche c’est que ça va faire beaucoup d’ombre à cette terrasse», considère une musicienne flânant au tea-room Le Paradis. Jusqu’où faut-il densifier le centre-ville, se demande également Gérard, à l’heure du goûter dans la boulangerie du coin: «Est-il bien rentable d’initier de tels chantiers pour réaliser si peu d’appartements? Ce d’autant plus que les futurs attiques sont destinés à des gens d’un certain standing et pas à ceux qui souffrent vraiment de la pénurie de logements.»

Egoïste, la population locale, alors que tant de monde cherche un toit? Les habitants de Saint-Jean sont les champions de la contestation, estime le patron des Constructions, Mark Muller (notre édition du 16 mars). Ils ont déjà, il est vrai, réservé un accueil critique à la récente présentation publique du projet de surélévation de la tour Honegger au Devin-du-Village. Et les voilà qui se révoltent à présent contre un projet de densification dans la cour d’un immeuble des Délices (notre édition du 27 avril).

258 appartements

Mais il n’y a pas qu’à Saint-Jean que les habitants s’inquiètent. Depuis le 22 avril 2008, date d’entrée en vigueur des nouvelles dispositions de la loi sur les constructions permettant les surélévations, l’Office des autorisations de construire a enregistré 54 demandes. «Ces dossiers portent sur la création de 258 appartements et 32 bureaux», précise Laurent Forestier, porte-parole du Département des constructions.

Quatorze appartements sont réalisés, quinze en travaux, 52 autorisés et 177 en cours d’instruction. Six bureaux sont autorisés et vingt-six en cours d’instruction.

C’est, sans surprise, dans les quartiers déjà fort densifiés comme les Pâquis (26 000 hab/km²) que la protestation est la plus vive. Rehaussé de deux étages, le 5-7, rue de Zurich n’y échappe pas. «C’est plutôt réussi au niveau esthétique, mais pas terrible question luminosité», estime une voisine.

Les patrons du restaurant Les 5 portes partagent ce point de vue. «Cette surélévation nous prive de deux heures de soleil par jour. Un vrai handicap pour la convivialité du quartier, regrettent Misako et Patrice. Nous ne sommes pas opposés à la densification… si l’ombre ne se propage pas dans toute la ville.»

Un potentiel de près de 5000 logements

Pour les uns, c’est une réponse à la crise du logement. Pour les autres, c’est le risque de voir la ville se densifier à outrance et s’enlaidir. Les surélévations des immeubles ont fait couler beaucoup d’encre. Soumises auparavant à un régime dérogatoire, elles sont aujourd’hui plus facilement réalisables grâce à une nouvelle loi adoptée il y a deux ans. Alors que des chantiers poussent sur les toits, le temps d’un premier bilan est venu.

Disons-le d’emblée. La loi souvent dite des surélévations porte mal son nom. Elle fixe en fait de nouveaux gabarits pour tous les immeubles, existants et à venir. La hauteur maximale a été relevée de trois mètres, voire de six mètres sur les artères les plus larges, soit un ou deux étages. La Vieille-Ville n’est pas touchée par ces mesures.

La surélévation des immeubles anciens, possible pour autant qu’on en fasse du logement, a été la mesure la plus controversée. Pour éviter un référendum, Mark Muller a établi une cartographie des bâtiments «surélevables».

La Ville de Genève attentive

Son élaboration n’a pas été sans mal. On a procédé par élimination. En principe, on ne touche pas aux ensembles de la fin du XIXe siècle. Idem pour les bâtiments protégés, notamment sur la ceinture fazyste. La loi indique aussi que les surélévations ne doivent pas compromettre «l’harmonie urbanistique de la rue». Une notion sujette à interprétations.

Les experts du patrimoine se sont penchés sans grand enthousiasme sur ces cartes. «Malgré les cautèles, certaines opérations brisent l’harmonie des rues», déplore Erica Deuber-Ziegler, de la Commission des monuments, de la nature et des sites (CMNS). «On a ouvert la boîte de Pandore, poursuit Marcellin Barthassat, président de la section genevoise de Patrimoine Suisse. On ferait mieux de densifier la couronne urbaine et de laisser la ville tranquille. Mais la pression immobilière est forte.»

Principale concernée, la Ville de Genève veille au grain. Sans toutefois s’opposer systématiquement. Sur 70 dossiers, elle a rendu une vingtaine de préavis négatifs et lancé cinq recours. «Nous avons accepté la surélévation à la rue des Délices, relève Rémy Pagani. Mais pas celles prévues à la rue Maunoir car l’artère est trop étroite. Cette loi fait croire aux propriétaires qu’ils ont de nouveaux droits à bâtir, ce qui est loin d’être le cas.»

De fait, les immeubles surélevables constituent une petite minorité. Le potentiel de nouveaux logements est estimé à 5000. Un chiffre à prendre avec des pincettes. Ce nombre dépendra notamment de la rentabilité des projets. Celle-ci existe, assure l’architecte Patrice Reynaud qui a réalisé plusieurs surélévations. Surtout sur les immeubles plutôt récents et quand deux étages de plus sont permis. «Mais même si la rentabilité n’est pas immédiate, ces travaux valorisent à terme l’immeuble. Et c’est souvent l’occasion de rénover le bâtiment.» A la sortie, les loyers oscillent en moyenne entre 7000 et 9000 francs la pièce.

«C’est un signal positif»

Mark Muller n’a guère suivi les préavis négatifs émis par la CMNS et la Ville. Il précise par ailleurs que ces cartes n’ont pas force de loi. «Tout projet devra suivre la procédure et nous tiendrons compte des remarques émises.» Il estime que cette loi «va donner un signal positif dans le sens de constructions plus hautes. On en verra surtout l’effet sur les immeubles neufs.»

«Il faut construire»

«Le voisin d’en face va peut-être perdre sa vue, mais cette surélévation permet de créer onze appartements», relève Ugo Brunoni, lauréat du concours d’architecture lié au lifting de la maison arrondie des Délices. Et puis… tout ne sera pas perdu pour tous! Car les futurs occupants jouiront, eux, d’un panorama extraordinaire depuis «ce vrai phare dominant la ville».

Bâtir des logements à Genève devient vraiment nécessaire, rappelle l’architecte: «On ne veut pas toucher à la zone de verdure, les grands projets périphériques se font désirer et le territoire est exigu, alors il faut bien construire vers le ciel. Ce n’est peut-être pas la panacée mais allons-y quand c’est possible.»

Privilégier l’harmonie

En réfléchissant au cas par cas: «L’image de la ville doit rester harmonieuse. Pas question, par exemple, de surélever les rues des Vollandes ou de Sismondi et leurs remarquables alignements de corniches. Préservons aussi les quartiers déjà surdensifiés». Mais la maison arrondie, propriété de la Caisse d’assurance du personnel de la Ville de Genève (CAP), représente une belle opportunité: «Sa surélévation permettra un mixage d’appartements de deux à sept pièces». A quels prix? «Ils sont en cours d’élaboration… Soumis à la LDTR, ils seront contrôlés par le Département des constructions.